La 8ème édition du IOMMa (le Marché des Musiques de l’Océan Indien) s’est achevée hier soir sur l’île de La Réunion. Quatre chanteuses ont retenu notre attention. Du Cap Vert à La Réunion, en passant par Zanzibar, toutes sont bien décidées à se faire entendre quitte à faire voler en éclat les barrières qui voudraient les faire taire.
Crédit photos : IOMMa
Votia, collectif formé par Marie-Claude Lambert Philéas (La Réunion)
Dans la famille Philéas, le maloya – ce « blues » ternaire hérité des esclaves malgaches et africains, c’est une affaire de famille. En tant que choriste, Marie-Claude a accompagné feu son père, connu sous le nom de Gramoun Lélé, l’un des pionniers du genre. Puis ses frères, justement initiés pour transmettre l’héritage du patriarche, notamment au sein du groupe Groove Lélé. Dans cet univers encore récemment largement dominé par les hommes, la benjamine de la famille aurait pu continuer longtemps à chanter pour les autres. Mais en 2016, à l’aube de ses 50 ans, Marie-Claude décide de se lancer et sort Ansoumak (« discrètement », « doucement » en créole) dont elle a signé tous les textes : « Le déclic pour faire ma propre musique est venu au moment où il fallait que je m’exprime. Parce que j’ai eu des moments assez difficiles dans ma vie. J’ai perdu mon père (en 2004 ndlr) puis ma mère quelques années après. Et 22 jours après le décès de ma mère, j’ai perdu ma fille de 8 ans. A ce moment là, les gens me demandait quand j’allais sortir mon album mais je n’étais pas prête. Et puis un jour, je n’en pouvais plus. Les émotions sont montées, l’inspiration est venue et là j’ai dit : je suis prête. »
Marie-Claude a choisi de donner à sa formation le nom de famille de sa mère, Votia : le sommet de la montagne en malgache : « ma maman c’est mon modèle. C’était une femme magnifique avec un caractère bien trempé et douce à la fois. On parle souvent de papa mais on ne parle jamais de ma mère. Donc moi, en tant que femme et en tant que fille, je voulais dire : voilà, il y avait papa – il était magnifique mon père. Mais s’il était magnifique c’est parce qu’il y avait ma mère aussi. »
Entourée à son tour de son mari (choeur, kayamb), d’une de ses filles (chœur), de deux de ses fils (dont l’un de 13 ans au roulèr, tambour traditionnel du maloya) mais aussi d’une cousine et de cousins, c’est bel et bien sur scène que la musique de Marie Claude Lambert-Philéas prend sa pleine dimension. Avec Votia, elle ose s’affranchir de l’héritage paternel et pare son maloya de sonorités nouvelles, miroir d’une bouillonnante culture créole. Aux traditionnels roulèr, piker et kayamb, viennent ainsi s’ajouter la flûte, le takamba, le tama ou le n’goni. A l’image du titre « Oh lélé » qui lundi soir, en ouverture du IOMMa au Musée Stella Matutina (St Leu), s’est paré d’accents funky : « on a toujours fait du maloya dans la famille mais on dansait le funk aussi. Ça se retrouve dans ma façon de chanter ou de danser. Le maloya pour moi ce n’est pas fermé. On garde toujours la base traditionnelle mais on rajoute, on ouvre. Lors des voyages que j’ai fait avec papa, je me suis appropriée des sons, j’ai toujours essayé de trouver les similitudes entre le maloya et les musiques d’ailleurs. Frédéric Madia (doum, n’goni, tama) aussi lors de ses tournées avec Lindigo. Tout comme Judicael Vitry (sati, takamba) du côté de l’Inde. Chaque musicien apporte sa pierre à l’édifice. »
N’en déplaise au grincheux. Dans la famille Philéas, il faut désormais aussi compter sur une femme. Une artiste à la voix puissante, au groove ravageur et qui n’a pas peur de laisser son ker causer.
Amina Omar, chanteuse lead et oudiste du groupe Siti & The Band (Zanzibar)
Siti (dame en swahili) Amina non plus ne compte pas laisser les hommes guider sa vie : J’aime mon pays, ma culture, et ma religion (à Zanzibar 99% de la population est musulmane ndlr) mais c’est vrai qu’encore aujourd’hui quand tu te maries, l’homme veut contrôler ta vie et estime avoir tous les droits sur toi. Doucement mais sûrement les mentalités évoluent. Aujourd’hui, même les parents disent à leurs filles qu’il vaut mieux avoir obtenu ce que tu veux avant de te marier. De cette manière tu peux, tu dois même, avoir la force de dire : voilà ce que j’ai construit, si tu veux être avec moi tu dois m’accepter comme je suis. »
Même si les doyennes Sitti Binti Saad, dans les années 20, puis sa protégée, Bi Kidude, ont ouvert la voix et permis au taarab (1) de devenir progressivement l’apanage des chanteuses, faire de la musique à Zanzibar lorsqu’on est une femme reste, selon Amina Omar, un véritable « challenge » : « c’est une fois que notre premier EP– Fusing the roots était terminé que j’ai réalisé que la plupart des chansons parlaient d’humiliation. Je ne l’avais pas du tout anticipé. Le titre « Nielewé« , par exemple, évoque les difficultés que j’ai rencontrées notamment avec ma famille, lorsque j’ai voulu faire de la musique. Il parle aussi de la violence que j’ai subie de la part de mon ex-mari, ce qui malheureusement concerne beaucoup de femmes africaines. J’aimerais que les hommes comprennent qu’il est grand temps de respecter les femmes et qu’on ne pourra pas faire évoluer et développer notre pays – ni nous ni personne dans le monde – sans ça ».
L’autre « challenge » pour Siti Amina et son groupe c’est de faire connaître et aimer le taarab, à la nouvelle génération pour qu’il puisse continuer à exister : « Tout le monde peut chanter mais ce qui compte c’est d’être unique. L’une des manières pour y arriver c’est de se nourrir de sa propre culture. Quelque soit l’endroit où tu décides de vivre, tu dois te souvenir de tes racines. Au oud, au kanoun et au violon nous avons donc rajouté, la basse, la batterie et le clavier pour mélanger notre taarab avec d’autres styles comme le rap, le reggae et le jazz. »
Sur la scène du Musé Stella Matutina lundi dernier, c’est dans la version traditionnelle du taarab que nous avons le plus apprécié le chant d’Amina Omar. Rythmiquement, la fusion des genres est encore un peu jeune. Mais nul doute qu’Amina Omar sera relever cet autre « challenge » et que le succès de Siti and The Band dépassera les frontières de son archipel. Car cette siti là a tout du grande.
Elida Almeida ou la rencontre des créolités (Cap Vert)
Elida Almeida non plus ne semble avoir peur de rien. Même pas de frotter son batuque ou son funana capverdiens au maloya de son ainé, le réunionnais Tiloun, avec Rougaiverde : une création qui a pris forme en avril dernier, au Cap Vert, lors du Kreol Jazz Festival (Praia) pour porter haut les couleurs de la créolité et dont la 2ème manche se jouait lundi dernier au Théâtre Luc Donat (Tampon).
Il faut dire que depuis que José da Silva, manager de Cesária Évora, patron de Lusafrica et créateur du Kriol Jazz, la repérait dans un troquet de Praia il y a 5 ans, tout lui sourit : « José m’a découverte en mars et en juin j’étais en studio. Mon premier single, « Nta Konsigui« , a dépassé les trois millions de vues sur YouTube et puis tout s’est enchainé. Son premier disque, Ora Doci, Ora Margos, conquiert les auditeurs par-delà son archipel. Tant et si bien qu’Elida Almeida remporte en 2015, à 22 ans, le Prix Découvertes RFI. Cette distinction lui permet, entre autres, de faire une tournée africaine dans seize pays. Un retour aux racines : « Au Cap-Vert, on n’est pas tellement liés à l’Afrique. Là, j’ai découvert des nourritures, des sonorités, des saveurs originelles qui ont nourri mon deuxième disque, Kebrada ».
A La Réunion aussi Elida se sent « comme à la maison » : « Du Cap-Vert à La Réunion, c’est la même histoire de colonisation, d’identité. Une histoire de mélange ! ». Tel le rougaï, un plat que tout bon créole se doit d’avoir à sa table pour le pimenter, Elida et Tiloun ont donc mélangé leurs savoirs et leurs épices : « En musique, comme en cuisine, si tu mets le cœur ça donne quelque chose de spécial », affirme Elida dans un grand sourire.
Pourtant, avant de commencer à travailler sur cette création, Elida ne connaissait pas le maloya : « Au début, j’étais obligé de fermer les yeux et de me concentrer pour comprendre la rythmique de la musique de Tiloun. Le batuque est binaire, le maloya est ternaire. Tout ça c’est nouveau pour moi. Mais j’adore ! Son titre « Siro« là, je l’ai dans la tête tout le temps maintenant ! Pour les musiciens réunionnais je pense que c’est facile car il y a beaucoup de percussions dans le batuque et ils ont déjà ce truc africain. On est tous des descendants d’esclaves, on se retrouve. Il s’agit de deux musiques qui ont été interdites, de deux musiques qui ont permis de se libérer. »
Tiloun lui a retrouvé au Cap Vert la Réunion d’il y a 30 ans. Ses sourires, sa bienveillance : « Je me suis senti plus chez moi là-bas qu’à Paris ». Quand à la musique capverdienne, il connaissait bien sûr la morna de la diva Cesária Évora : « c’est la seule femme au monde avec la Reine Elisabeth qui a son effigie sur un billet de banque. Et c’est la seule artiste qui a conquis le monde pieds nus, avec une cigarette à la bouche et un verre de cognac à la main. C’est fort, tu ne peux pas être indifférent à ça. »
Et Elida de rajouter : « Avec Cesária tout a changé. Les femmes du Cap Vert se sont rendues compte qu’il était possible de vivre de la musique, de faire carrière et de laisser sa marque dans l’histoire des musiques africaines. Maintenant, quand on parle de la musique capverdienne, on parle des femmes : Lura, Lucibela, Mayra Andrade…et seulement après, des hommes (rires). On profite du tapis rouge qu’elle a mis pour nous, c’est du bonheur. »
Et ce bonheur Elida à l’art et la manière de le partager. Du haut de ses 26 ans, la chanteuse capverdienne a conquis le public réunionnais et international par sa présence volcanique, son énergie juvénile et sa maturité solaire.
Ann O’aro (La Réunion)
Dans un tout autre registre, au Kerveguen de St Pierre, une autre femme a envouté le public du IOMMa. Nous avons déjà dit ici tout le bien que nous pensons du 1er album d’Ann O’aro. La revoir sur scène, à domicile, en présence d’un public qui pour une partie comprenait sa langue incandescente, à la foi sensuelle et âpre, fut l’une des plus belles expériences de cette 8ème édition.
Les organisateurs le lui ont bien rendu puisqu’il ont permis que lui soit remis à la fin du concert, en présence de Luc Sotiras, membre de l’Académie Charles Cros, le « Coup de cœur » francophone de l’année 2019.
Pour prolonger ce moment rare, une seule solution : se plonger dès maintenant dans son premier recueil de « dialogues poétique », Cantique de la Meute (Fournaise). En créole et en français, il « parvient à l’impossible : adresser à la brûlure le souvenir de ses cendres, faire se déchirer le cri, faire converser les silences. »
(1) Musique orientale qui, d’Egypte, a descendu la mer rouge et s’est métissée sur les côtes africaines de l’océan indien.